On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une autre existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on évolue pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on subit notre existence avec tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un grand Peut-être, toute sa vie on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit où l’on naît et l’on grandit, on peut quand même choisir où l'on va. L'humanité souffre et je souffre avec elle.

T’es belle à en crever. Les gens comprennent pas comme une gamine comme toi peut déchaîner les passions à ce point, c'est inhumain. On se noie dans tes yeux couleur de ciel, on se perd dans l’immensité de l’univers qui se cache dans tes prunelles et dans ta cascade de cheveux d’or. Tu n’as que six ans, et pourtant tes photos font la une des magazines et des panneaux publicitaires. A l’école, garçons comme filles veulent que tu sois leur « amoureuse » et même les adultes se sentent bien obligés de vanter tes mérites à ta mère. Il n’y a qu’elle, ta mère, à qui ça ne fait pas plaisir. Toi t’aimes ça qu’on te regarde, t’as l’impression d’être importante. Tu ne comprends pas trop, tu ne comprends même rien de ce qui est en jeu. Parce que pour toi, justement, c’est un jeu. Mais ta mère elle sait que c’est beaucoup plus grave que ça. Quand tu lui poses la question « Il est où papa ? » elle te dit de ne plus lui poser la question, que tu finiras par le savoir. T’as quand même hâte de savoir. Tu adores ta mère, tu adores ta vie, mais il te manque quelque chose. Un petit rien, tout petit, qui finit pourtant par devenir étouffant. Ce qu’il te manque, c’est un père. Un homme qui vienne te chercher par la main à la sortie de l’école, qui te raconterait des histoires avec une grosse voix et te piquerait les joues avec sa barbe quand il te ferait des bisous. Pour combler ce vide, tu lui as inventé une vie. Tu racontes à qui veut l’entendre que c’est un agent secret qui travaille pour le C.I.A et qu’il voyage dans le monde. Il a également été footballer en France et en Angleterre, mais il a du arrêter à ta naissance. Dans ton esprit passionné, ton père est quelqu’un de grand. Mais tu es loin de de douter à quel point tu as raison, et à quel point tu sauras bien vite à qui tu as à faire. Ne t’inquiète pas petite Krysta, chaque chose en son temps.

T’as dix ans, maintenant. Les choses ont un peu empiré, pour toi. Toute ta belle tranquillité s’est effondrée il y a peu, pendant ce défilé que tu donnais à l’occasion de la nouvelle collection de maillots de bain. Ta mère voulait pas que tu le fasses, et elle avait raison. Il y a cet homme qui a craqué et s’est jeté sur toi devant une foule éberluée. Ça a été la panique, on a dû l’entraîner de force au loin et il hurlait que tu l’avais ensorcelé. Paralysée par la peur, tu n’as pas bougé jusqu’à ce que ta mère t’enveloppe dans ses bras et t’entraîne à son tour. De nombreux journalistes avaient dit la même chose jusqu’à maintenant, que t’étais une sorte de déesse tombée sur terre, un ange dont l’attraction était indéniable et inhumaine. Alors ta mère a voulu que tu partes. « Je vais où ? Tu viens avec moi ? » Elle a répondu que non. Que tu allais devoir te débrouiller sans elle, à présent. Que c’était devenu trop dangereux pour toi, et que d’autres pourraient t’aider. Tu as retenu de tes ongles les portes et les meubles, mais elle t’a tiré de toutes ses forces dans la voiture, insensible à tes cris hystériques. « Non, non, non ! Pas sans toi, pas sans toi ! J’ai peur, non, pitié ! » Elle pleurait et toi aussi. Tu comprenais pas, t’avais l’impression qu’elle voulait se débarrasser de toi. Et t’es là, assise dans la voiture qui fonce sur la route, et tu as arrêté de pleurer. T’es fatiguée de la supplier, tu attends juste de voir le sort qu’elle te réserve. Mais c’est elle qui prend la parole en posant sa main sur la tienne. « Tu sauras bientôt qui est ton père. » Ca calme à peine la fureur qui gronde en ton cœur. Tu es curieuse, intriguée, mais tu la hais. Tu ne sais plus comment faire pour apaiser cette douleur qui ronge ton cœur. Ta mère va te laisser quelque part. Comment un enfant peut-il concevoir de perdre un parent, quand on a déjà perdu l’autre ? Elle se gare au bord de la route et tu descends, le regard perdu dans le vide. Elle te serre dans ses bras, te donne ton sac à dos. « C’est par là mon bébé. Je ne peux pas y aller, vas-y sans moi. Je t’aimerai quoi qu’il arrive. »

T’as l’impression d’être le petit poucet. T’avances sans savoir où tu vas, t’es morte de peur, seule au monde. Tu as vécu avec des caméras et des appareils photos braquée sur le visage, tu n’as jamais connu une telle solitude. Une branche craque un peu plus loin, tu te caches derrière un arbre. Des voix d’enfant s’élèvent, et tu serres les dents. « Tu crois que c’est encore loin ? Je commence à être fatiguée. » dit une fille. Une voix de garçon lui répond, moqueuse : « Arrête de te plaindre, mauviette. » Elle se jette sur lui et il tombe à plat ventre dans les feuilles et la terre, en tentant de lui faire manger allègrement. Tu ne peux pas t’empêcher de rire, et ils se relèvent brusquement pour te faire face. Tu sors de ta cachette et t’approches timidement d’eux. Ils te regardent avec une surprise non dissimulée, et toi t’es frappée par leur ressemblance. Tous deux ont ces yeux bleus et cet air taquin qui ne laisse aucune place au doute : ils sont jumeaux. « Vous allez où ? » tu demandes. Ils se regardent et éclatent de rire, leurs voix se mêlant l’une à l’autre dans une parfaite harmonie. « Au même endroit que toi, sans doute. Viens avec nous. » elle répond, et le garçon essuie du boit du doigt la petite traînée de terre de ta joue. T’as envie de leur demander si eux aussi ils ont été abandonnés au bord de la route par leur mère, mais tu n’oses pas. Pourtant, le garçon te répond comme si il lisait dans tes pensées qu’il s’agit bien de la même histoire que la tienne, et que leur père est Hermès. Tu ne comprends pas :  « Hermès ? Comme la marque de vêtement ? » tu demandes. Ils rient encore et tu gonfles les joues l’air boudeur, parce que tu détestes qu’on se moque de toi. « T’es drôle gamine. » répond le garçon, avant d’enfoncer ses mains dans ses poches. Tu rougis un peu : t’as décidé à ce moment-là que tu serais amoureuse de lui.

T’as rencontré tes frères et sœurs, t’en rencontres aujourd’hui encore. Eros, Dieu de l’amour et du désir. Cela explique l’effet que tu produis chez les gens : tu dégages des phéromones envoûtantes qui deviennent une véritable obsession pour quiconque a du mal à contrôler ses pulsions. Aujourd’hui, tu sais contrôler ton pouvoir et t’en servir quand tu le veux. Tu sais aussi te battre au couteau, tu as une agilité incroyable. Vêtue d’une armure légère et gracieuse, à ton image, tu tourbillonnes et tu fends l’air avec un sourire provocateur sur les lèvres. Tu vas avoir vingt ans, tu en as vécu des choses depuis ton arrivée. T’as aussi appris à te servir d’un arc, parce que tu trouves ça joli. Et tu aimes te battre. Les gens voient en toi une fille qui a peur de se casser un ongle, tu les surprends chaque fois. Certains t’ont connue mannequin, mais ici tu es mademoiselle tout le monde et finalement ça te va très bien comme ça. Tu aimes ça aussi, la tranquillité. Tu as eu quelques conquêtes, pas énormément. Tu préfères être seule que mal accompagnée, parce que de toute façon le premier garçon avec qui tu es sortie t’a brisé le cœur et t’a dégouté de l’amour. Et puis y a les jumeaux Mayfield. Sans eux, tu ne serais rien. Vous êtes arrivés ensemble au camp, et vous ne vous êtes plus jamais lâché. Pourtant, en grandissant, les jumeaux se sont bien éloignés. T’essayes d’être proche des deux, même si tu regrettes l’époque où vous étiez tous les trois constamment. Elle est devenue ta meilleure amie, ta confidente. Il est devenu ton meilleur ami, ton confident. Et pourtant, vous ne pouvez vous empêcher d’avoir envie de plus. De nombreuses disputes éclatent, car tu utilises soit disant ton pouvoir sur eux. Oui sur eux, car ta meilleure amie n’est pas insensible à ton charme, elle te désire même. Et quand tu les supplies de t’écouter en disant que tu ne te permettrais jamais de leur faire subir ton don, ils disent que tu es une menteuse et viennent s’excuser plus tard. Tu les aimes, mais tu n’arrives plus à comprendre de quelle manière.  

Et puis tu t'en fous de tout ça, de ta mère qui pense à toi à des centaines de kilomètres de là, à la famine, la guerre et le chikungunya, tu t'en fous du capitaine crochet et de la caverne d'ali baba, t'es en vie et tu te bats, et chaque jour tu grandis en pensant qu'un jour, c'est toi qui mourras là-bas.